

La Société d’histoire de Sainte-Brigitte-de-Laval a récemment retracé une lettre d’opinion fort bien documentée, parue dans l’édition du 23 mars 1896 du Quebec Morning Chronicle. Intitulé « The Depletion of Trout in the Lakes and Rivers in the Neighborhood of Quebec », le texte met en lumière plusieurs facteurs influant sur les activités de pêche sur le territoire de Sainte-Brigitte-de-Laval à la fin du 19e siècle.
Écrite anonymement par un citoyen il y a près de 130 ans, la lettre s’attarde notamment sur la déprédation des lacs et des rivières de la région, en particulier la rivière Montmorency, et sur les conséquences directes de la diminution des ressources halieutiques. Avec une étonnante acuité et un souci du détail, l’auteur reflète l’impact économique et social de cette diminution sur les habitants de Sainte-Brigitte-de-Laval, dont la vie dépendait en partie de cette ressource durant la saison estivale.
Une rivière qui fait battre le cœur économique de la région
Le propos de l’auteur constitue un témoignage d’une grande valeur historique. Il confirme plusieurs faits documentés lors de recherches antérieures, notamment l’attrait de la rivière Montmorency pour la pêche sportive auprès de la bourgeoisie de Québec et d'ailleurs et l’importance économique de cette activité pour les habitants de Sainte-Brigitte-de-Laval. À ce sujet, vous pouvez consulter notre article La pêche sportive sur la rivière Montmorency : plus qu’une histoire de gros poissons pour en savoir plus.
Dans son introduction, l’auteur pose un constat alarmant sur l’épuisement des ressources halieutiques de la région, particulièrement les magnifiques truites qui faisaient autrefois la renommée des cours d’eau locaux. Il décrit avec précision les conséquences de cette diminution des prises, non seulement sur l’attractivité de la rivière Montmorency pour les pêcheurs urbains et les amateurs de sport, mais aussi sur l’économie locale, soulignant la dépendance des habitants envers les revenus générés par cette activité :
« Il ne fait aucun doute que les eaux de cet endroit et des paroisses avoisinantes, autrefois riches en magnifiques truites, sont maintenant si complètement épuisées que les messieurs de la ville, les étrangers et les amateurs de sport qui venaient ici pour quelques jours de pêche, se sont dégoûtés d’être si souvent déçus par leur maigre prise ces derniers temps, au point que leurs visites habituelles à cet endroit ont presque cessé. Cette situation jette une ombre sur bon nombre de personnes pauvres d'ici, à Laval, qui tiraient un avantage substantiel des importantes sommes d'argent qu'ils recevaient des groupes de pêcheurs qui séjournaient chez eux et employaient parfois un membre de leur famille pour les accompagner en tant que guide, leur indiquant les meilleurs endroits pour pêcher sur la rivière Montmorency qui traverse la région. »
Il donne également des précisions sur l’endroit où il habite :
« Ma résidence étant située le long de cette rivière, à environ dix milles de Québec et à peu près à mi-parcours de la rivière Montmorency, habituellement fréquentée par les pêcheurs à la ligne. »
Guider sur la Montmorency
L’importance des guides locaux dans les activités de pêche à la rivière Montmorency est un autre aspect souligné à travers cette lettre et corroboré par d’autres archives. Les habitants jouaient un rôle essentiel, non seulement en guidant les pêcheurs, mais aussi en offrant des services d’hébergement et de restauration.
Parmi les guides mentionnés dans d'autres coupures de journaux inventoriées par la Société d’histoire, William Dawson et un dénommé Lacombe se démarquent. Malheureusement, ce dernier perdit la vie lors d’une sortie de pêche avec le fils du notaire Larkin de Québec, illustrant les risques associés à cette pratique.

Des revenus substantiels, une pêche menacée
L’auteur de la lettre donne un aperçu fascinant de l’économie générée par la pêche à l’époque. Les estimations qu’il fournit permettent de mesurer l’importance des revenus issus des pêcheurs, et bénéficiant non seulement aux guides, mais aussi aux familles offrant des services liés à cette activité. Ces chiffres soulignent combien l'afflux des visiteurs contribuait au bien-être des habitants, en leur permettant d’acheter des denrées essentielles telles que la farine ou les provisions.
À ce sujet, il écrit :
« J’ai eu l’occasion d’estimer le montant important d’argent qui circulait autrefois parmi les pauvres habitants vivant le long des rives de cette rivière pendant la saison estivale. De temps en temps, je prenais soin de compter le nombre d’attelages qui passaient devant ma maison avec des groupes de pêcheurs au cours d’une journée. J’ai souvent vu entre 15 et 20 de ces attelages, et chaque charrette ou wagon, sauf dans de rares cas, transportait quatre personnes en plus du conducteur. Comme chaque personne était censée dépenser 25 ¢ pour chaque repas, cela représentait environ (en tenant compte des frais d’écurie et de l’utilisation des lieux) 8 $ par jour, auxquels pouvait s’ajouter 1 $ supplémentaire par jour pour un guide, le tout restant généralement dans une seule maison. S’il arrivait qu’il y ait plus d’un groupe hébergé dans une même résidence, eh bien, Monsieur l’Éditeur, c’était une véritable aubaine pour le pauvre fermier, et cela arrivait fréquemment. »
Les pertes économiques causées par la diminution des prises sont décrites avec clarté dans la lettre, qui fait état d’une chute dramatique des visites de pêcheurs :
« La portion, ou devrais-je dire la moitié de la rivière Montmorency la plus proche de la ville de Québec, a été davantage fréquentée pour la pêche à la ligne que la partie supérieure ou plus éloignée. Par conséquent, une somme d’argent plus importante y circulait, si bien qu’en moyenne, entre 9 000 et 10 000 $ par an étaient distribués dans toute la localité par les visiteurs, étrangers et Américains, qui venaient sur place chaque saison de pêche. Mais dernièrement, cette ressource a diminué, et les pauvres habitants, qui comptaient dessus comme une aide pour acheter leur farine, leurs provisions et d’autres nécessités, ressentent maintenant vivement cette perte. »

La présence de ces visiteurs étrangers, notamment des Américains, est documentée dans plusieurs extraits de journaux de l'époque, comme ici (à droite) où on retrouve un visiteur de la ville de Wilkes-Barre, en Pennsylvanie, mais aussi de la ville canadienne de Toronto. À noter l'endroit signalé, « Beaver Meadons » (erreur typographique dans le journal, c'est bien Meadows, pour «prairies ou clairières de castors» ), au nord de Sainte-Brigitte-de-Laval.
Des tentatives d’ensemencement : un espoir pour rétablir la pêche
Cet appauvrissement de la faune aquatique ne se limitait pas à la Montmorency, mais reflétait une problématique plus large affectant les campagnes autour de Québec, où des influences similaires étaient observées.
L’auteur anonyme souligne les efforts entrepris par le gouvernement pour ensemencer les lacs et rivières en truites, comme cela avait été fait dans d’autres régions. Ces initiatives représentaient un espoir pour les habitants, mais nécessitaient un engagement continu pour être efficaces :
« Il se dit que le gouvernement aurait déjà recommencé à réapprovisionner les eaux ici, comme cela a été fait l'automne dernier à Stoneham, au lac Saint-Charles, au lac Beauport et dans d'autres endroits de la région, et que M. Hurly, qui a accompli ce travail là-bas, aurait également obtenu le contrat pour effectuer ce même bon travail ici. Pourriez-vous, Monsieur l'Éditeur (par le biais de votre journal), apporter des éclaircissements sur cette question ? Car si cela est vrai, ce serait une bénédiction pour les habitants, qui, j’en suis sûr, seraient reconnaissants et en témoigneraient leur gratitude dans un avenir proche. »
L’auteur évoque notamment l’établissement du parc des Laurentides, créé en 1895, mais insiste sur le fait que le gouvernement devrait aussi mieux préserver la faune aquatique pour profiter de la manne économique entourant l’activité.
« L'honorable commissaire des Terres de la Couronne a influencé le gouvernement provincial pour qu’il établisse, à proximité de cet endroit, un immense parc de réserve de gibier, afin de propager et de préserver de la destruction totale, les caribous (voir à ce sujet notre article La chasse au caribou à Laval au 19è siècle) et les animaux à fourrure de cette localité (comme cela est arrivé aux bisons du Nord-Ouest et du Manitoba). Mais aussi méritoire et louable que cela puisse être, cela n’apportera pas, maintenant ou dans le futur, autant de bénéfices immédiats aux habitants des districts que ceux qui résulteraient du réapprovisionnement des rivières et des lacs en truites, pour la raison évidente qu’à une partie qui part chasser le cervidé, des centaines se livrent à des expéditions de pêche. Et ces personnes se rendent généralement dans les établissements situés chez les fermiers ou les habitants, si bien que la dépense de quelques centaines de dollars par le gouvernement pour améliorer ou augmenter la quantité de truites dans les eaux de cette province serait un investissement des plus judicieux et, comme indiqué plus haut, produirait des bénéfices immédiats et durables. »
L’auteur déplore cependant que ces efforts soient insuffisants face à l’ampleur des pertes, et il insiste sur l’importance de préserver la ressource pour maintenir une activité économique durable :
« Il est à espérer que l'honorable commissaire des Terres de la Couronne pour la province de Québec, dont la vision large et approfondie pour assurer le bien-être futur du pays de cette manière, ne cessera pas ses efforts tant qu'il n'aura pas favorisé les améliorations nécessaires à la propagation des truites dans les rivières et les lacs, de sorte que cela incitera les touristes et les amateurs de sport à visiter à nouveau les différentes localités dans et autour de Québec. Et bien qu'ils puissent dépenser quelques dollars pour ce faire, ils repartiraient pleinement satisfaits en s'exclamant : "Cela m'a coûté un peu d'argent, mais j'ai eu beaucoup de plaisir pour la somme dépensée. Je reviendrai l'été prochain." »
À travers ses propos, l’auteur se révèle être une personne remarquablement bien informée, dotée d’une acuité surprenante pour analyser les impacts économiques et environnementaux de son époque. Sa capacité à documenter avec précision les enjeux locaux témoigne d’un profond attachement à sa communauté et à son milieu naturel. Malheureusement, nous ne connaîtrons probablement jamais son identité, l'auteur ayant refusé de signer sa lettre...
Restaurer l’équilibre entre nature et économie

Ce témoignage oublié ressurgit comme un rappel puissant de l’époque où la pêche faisait vivre Sainte-Brigitte-de-Laval. La rivière Montmorency, véritable artère de vie pour la région, a été à la fois une source de prospérité et un exemple des défis environnementaux de l’époque.
Les propos de l’auteur résonnent encore aujourd’hui : ils rappellent la nécessité de préserver et de gérer les ressources naturelles de manière durable. En redonnant vie à ces écosystèmes aquatiques, non seulement on protégerait un patrimoine naturel précieux, mais on offrirait également aux générations futures l’occasion de revivre les joies d’une pêche fructueuse, source de souvenirs mémorables et de bénéfices économiques.
À travers ce témoignage, on perçoit un appel à l’action qui résonne toujours : réconcilier l’exploitation des ressources avec la conservation de la nature pour le bien-être des communautés humaines et de l’environnement. Sainte-Brigitte-de-Laval, avec son histoire riche et son patrimoine naturel, mérite que ses rivières retrouvent leur splendeur d’antan.
Vous avez des histoires de pêche à nous raconter, vous avez des photos d'époque ou de l'attirail de pêche antique, n'hésitez pas à nous écrire.
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